Sinikka Langeland, le souffle chaud
La musique de « Wind and Sun », le nouvel album de Sinikka Langeland, s’intègre harmonieusement dans les magnifiques paysages norvégiens et enveloppe majestueusement les textes de Jon Fosse, lauréat récent du prix Nobel de littérature (obtenu le matin même de notre entretien). Rencontre par-delà les modes et les mondes.
Racontez-nous vos premières émotions musicales. Lorsque vous étiez un enfant ou lorsque vous étiez adolescente…
Sinikka Langeland : Ma mère jouait du piano. J’ai commencé à en jouer à mon tour vers l’âge de trois ans. Elle m’a transmis quelques rudiments tandis que j’essayais de l’imiter. À cinq ans, j’ai eu droit à un vrai professeur. Ce furent les débuts de ma rencontre avec la musique classique. Mes trois frères ont également reçu des leçons particulières. Je me souviens que nous devions pratiquer tous les jours au moins un quart-heure de musique. Auparavant, nous étions tenus de nourrir les chevaux que nous avions. Ma mère veillait à ce que nous respections cet entraînement quotidien : jouer peu mais tous les jours. Ma vie était assez recluse. Dans les années 70, à l’adolescence, j’ai découvert la musique folk et la guitare. À dix-sept ans, je me suis ouverte au jazz avec Jan Garbarek et d’autres musiciens qui étaient déjà connus en Norvège.
«Il y avait tout cet héritage qui s’offrait à moi et qu’il fallait préserver, ces poèmes anciens, ces chansons ancestrales.»
Qu’est-ce qui vous a décidé à utiliser la voix et le kantele plutôt que d’autres instruments ?
S.L. : Comme je jouais déjà de la guitare et que je chantais des chansons, cela m’a semblé être une évolution naturelle d’aller vers le kantele. A l’époque, en Finlande, les joueurs de kantele ne chantaient pas. Mon apport personnel est d’avoir utilisé les deux en même temps.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans cet instrument que l’on ne rencontre que dans certaines régions des pays baltes et de Scandinavie ?
S.L. : Je pense que c’est lié à l’histoire de ma famille au sein de laquelle l’instrument a toujours été présent. D’abord avec ma mère qui a fui la Carélie durant la guerre froide pour rejoindre la Suède pour finalement se marier avec mon père en Norvège. Mon grand-père, qui vivait en Finlande, jouait du kantele et il en fabriquait avec son frère. C’est en Finlande que j’ai acquis mon premier kantele. À l’époque, c’était plus par curiosité. Par après, je suis tombée amoureuse de l’instrument et des sonorités qu’il produit, c’est un mélange entre le piano et la guitare. Il offre bien plus de possibilités qu’une guitare, ne fût-ce que pour les octaves qui sont plus nombreuses.
Vous provenez d’une région rurale de la Norvège, à la frontière de la Suède. Est-ce que cela a pu influencer votre musique ?
S.L. : Lorsque j’étais adolescente, il y avait dans mon village un petit club d’amateurs de musique folk locale. C’était essentiellement des vieilles personnes qui le fréquentaient, j’étais la plus jeune et j’écoutais presque religieusement jouer ces aînés. Il y avait tout cet héritage qui s’offrait à moi et qu’il fallait préserver, ces poèmes anciens, ces chansons ancestrales. En même temps, je me suis dit qu’il fallait régénérer cette musique, y adjoindre des paroles plus modernes.
«Quelqu’un a écrit un jour que ma musique ne sonnait comme rien d’autre. Je prends cela comme un compliment.»
En Scandinavie, la frontière entre le folk et le jazz semble moins étanche qu’ailleurs… Comment classifier votre musique ? Jazz ou folk ?
S.L. : Quelqu’un a écrit un jour que ma musique ne sonnait comme rien d’autre. Je suis très heureuse de cette critique, je la prends comme un compliment. Je ne me définirais pas comme une musicienne folk traditionnelle. Je puise mon inspiration dans le folk mais ce sont avant tout des compositions personnelles que j’écris. En Norvège, la tradition folk se transmet souvent de génération en génération au sein d’une même famille. Ma famille n’a pas cet héritage.
Vous n’êtes donc pas une chanteuse de jazz ?
S.L. : Je ne pense pas, non.
Vous aviez déjà trente-trois ans quand vous avez enregistré votre premier album pour le label Grappa. À partir de quand avez-vous choisi de devenir une musicienne professionnelle ?
S.L. : Ce fut un processus long. À dix-huit ans, j’apparaissais déjà dans une émission de télévision. J’aurais pu commencer ma carrière à ce moment-là, mais j’ai voulu approfondir mes connaissances musicales tout en découvrant d’autres choses. C’est au début de ma trentaine que je me suis véritablement lancée.
Puis Manfred Eicher vous a accueillie chez ECM. Comment s’est faite cette rencontre ?
S.L. : Comme je l’ai dit, adolescente, j’écoutais Jan Garbarek et d’autres musiciens du label ECM, je me sentais proche d’eux. C’est par l’intermédiaire d’Agnes Buen Garnås et ensuite de Jan Garbarek, à qui j’ai donné une de mes démos, que je suis entrée en contact avec Manfred Eicher. J’étais liée à Grappa, ça n’a pas été facile de les quitter.
«La nature me permet de fuir le bruit et les médias avec lesquels je n’aime pas vivre en permanence.»
Tant le titre « Wind and Sun » que la pochette de votre nouvel album évoquent la nature, les éléments naturels. C’est important pour vous ?
S.L. : Oui, c’est dans la nature que je puise mon inspiration quand je m’y connecte, quand je m’y immerge. C’est une source de quiétude et c’est la source de ma création. La nature me permet de fuir le bruit et les médias avec lesquels je n’aime pas vivre en permanence.
Après « Wolf Rune », un album joué en solo sorti l’année dernière, où on vous sent plus introvertie, vous vous entourez à nouveau d’un groupe, un très beau quintet avec des musiciens norvégiens reconnus.
S.L. : À l’époque de « Starflowers », la rencontre avec les musiciens s’était faite à la façon d’un mariage arrangé, via Manfred. Ici, il avait été prévu que l’on travaille à nouveau avec eux sur un nouvel album. La pandémie a retardé nos retrouvailles. Les frontières étaient fermées. Anders Jormin était coincé en Suède. Arve Henriksen qui était à Göteborg aurait dû attendre avant de pouvoir me rejoindre. Même chose pour Markku Ounaskari qui était de l’autre côté de la frontière, en Finlande. Nous avons d’abord débuté à trois avec Mathias Eick, avec qui j’avais déjà joué dans d’autres projets. Et puis on a fait venir Mats (Eilersten) et Thomas (Strønen). C’est devenu un nouveau groupe, qui n’avait plus rien à voir avec celui de « Starflowers ». Il apportait un souffle nouveau même si j’ai éprouvé quelques regrets à ne pas renouer avec mon quartet de base. Il se fait par ailleurs que j’étais accaparée par la célébration de mon soixantième anniversaire, il n’a pas été facile de gérer tout…
Pour vous avoir vus en concert, au festival Vossa Jazz, on sent une union autour de vous, un respect… Une protection de vos musiciens, presque…
S.L. : Vossa est un festival de qualité, à taille humaine. L’endroit n’est pas très éloigné de celui d’où provient Jon Fosse, une centaine de kilomètres tout au plus. Ce concert a vraiment eu du sens pour nous…
«A vrai dire, je ne sais pas ce que Jon Fosse pense du disque. Je ne lui ai pas vraiment demandé.»
Parmi ces musiciens, il y a le fidèle Trygve Seim – un personnage atypique. Pouvez-vous nous en parler ?
S.L. : Trygve est à la fois plein de charme et est très sensible. Il n’arrête jamais d’explorer. Récemment, il s’est mis à jouer du duduk, un instrument arménien. Nous avons une connexion très étroite, rendue plus proche encore par le rapport qu’il entretient avec la nature. Nous partageons aussi ensemble des lectures poétiques.
Nous avions prévu de vous demander de nous parler de Jon Fosse, qui a écrit les textes que vous utilisez sur « Wind and Sun ». Par un heureux hasard, il vient de recevoir aujourd’hui (jeudi 5 octobre 2023) le prix Nobel de littérature. Nous imaginons bien que c’est une consécration qui vous fait chaud au cœur également…
S.L. : J’ai découvert le travail de Jon il y a des années déjà. Au départ par ses essais, ses « Gnostiske essay ». Et puis j’ai découvert sa poésie. J’ai été touchée par l’originalité de son écriture. Une écriture non dogmatique, ouverte sur d’ autres langages. Je fais mienne la formule qui a été utilisée lors du discours de la remise du Nobel : « comment parler de quelque chose dont on ne peut parler ? » C’est Anne Marit Jacobsen, une actrice de théâtre norvégienne qui avait déjà travaillé sur ses textes, qui m’a en quelque sorte permis de rentrer en contact avec lui. Au départ, elle a lu ses poèmes sur ma musique. Nous avons eu l’occasion de jouer maintes fois ces chansons sur scène, de les travailler. À vrai dire, je ne sais pas ce qu’il pense du disque, je ne lui ai pas vraiment demandé…
Une tournée est-elle prévue ? Avec ces musiciens-là ? En dehors de la Norvège ?
S.L. : Dans l’immédiat, nous allons jouer dans l’ouest de la Norvège et ensuite dans la ville de naissance de Jon Fosse. En avril, le groupe s’envolera pour le Japon pour plusieurs concerts. Ensuite je jouerai en solo, toujours au Japon.
Qu’il nous soit permis de vous poser une dernière question, plus intime. Il y a une certaine mélancolie, une lenteur dans votre musique… presque une beauté cruelle…
S.L. : Le sentiment de joie est relatif… Aujourd’hui, une photo de Fosse a été diffusée sur le net à l’occasion de la remise de son prix. Il a l’air tellement triste… Ce qui a amené un journaliste à la commenter ainsi : « C’est ce à quoi ressemble la joie sur la côte ouest de la Norvège ! » Pour ce qui est de la beauté cruelle, oui, si vous voyez poindre son ombre à travers mon travail, pourquoi pas… Je ne renie pas cette comparaison.
Sinikka Langeland
Wind and Sun
ECM / Outhere
Avec le précieux concours d’Eric Therer (notamment à la traduction)