Marcel Kanche, L’ermite
Il est libre Marcel, saoul de balades en forêt, citoyen d’une contrée un peu perdue de Charente-Maritime… préservée du chaos. C’est dans cette quiétude qu’il a façonné ce « Nid » dont il nous dévoile les plans. Avec patience et humilité. Et un peu de colère aussi.
«Ma vie n’est pas celle d’un artiste comme on peut le fantasmer. Je suis plutôt un artisan.»
On en apprend beaucoup de vous, dans le « résumé d’un parcours oblique & obstiné » que l’on peut lire sur votre site et dans lequel vous parlez manifestement de vous à la troisième personne du singulier… Avez-vous un moment donné pris un peu de distance par rapport au « personnage public Kanche » ? Est-ce une façon de démystifier l’artiste ?
Marcel Kanche : (il rit) Oui… ça me paraissait un peu prétentieux de dire « je ». Alors, je me distancie… Il y a de cela en effet. Ma vie n’est pas celle d’un artiste comme on peut le fantasmer. Je suis plutôt un artisan. Je vis dans un presbytère, avec mes chiens, un endroit relié à la nature. Quand je suis musicien, je me retrouve davantage exposé à la société. Ce n’est pas ce que je préfère (sourire).
Dans cette page biographique, vous abordez aussi la santé mentale. Vous dites « être guéri ».
M.K. : J’ai travaillé quelques années comme infirmer dans un hôpital psychiatrique… Mais oui, je suis quelqu’un de très mélancolique. Disons que j’ai vécu un certain « mal-être » étant jeune. Mais je me sens bien aujourd’hui. Je suis plutôt content de vieillir. Je m’assagis, je suis plus serein…
Vous faites l’apologie de la retraite, vous préférez vivre dans un espace rural. Vous dites aussi préférer le label Cristal, plus humain, dites-vous, que les grosses structures que vous avez aussi connues…
M.K. : Je fréquente beaucoup les artisans, j’aime le contact. Jadis, il fallait aller à la gare pour obtenir son ticket de train. Je préfère m’attacher à des êtres humains plutôt qu’à des entreprises dont on ne connaît personne. Je ne comprends pas ce système, j’ai besoin de relations simples. Les gens de Cristal ne se trouvent pas très loin de chez moi. On peut prendre un café ensemble, discuter de choses et d’autres… Pas de musique, car on n’est pas spécialement sur la même longueur d’onde (rire).
On s’adresse à des machines.
M.K. : Oui, tout à l’heure, je me suis inscrit sur Zoom pour effectuer cette interview. Pour pouvoir être enregistré, j’ai dû démontrer que je n’étais pas un robot. Ça me rend dingue ! Un robot demande à un être humain de prouver qu’il n’est pas un robot !
«Avec Matthieu Chedid, une véritable alchimie entre nous s’est transformée en tube. À mon grand étonnement.»
Pour vous, tout le dilemme se trouve ici : rester libre et indépendant dans vos choix artistiques et vos choix de vie tout en payant le loyer… Il n’y a évidemment aucune honte à cela, mais est-ce vital pour vous d’écrire des chansons pour M, Vanessa Paradis ou encore Axel Bauer ?
M.K. : Avec ces gens que vous citez, j’ai un lien. Avec Matthieu (Chedid – « M » – NDLR), une véritable alchimie entre nous s’est transformée en tube. À mon grand étonnement d’ailleurs et ça m’a mis un peu mal à l’aise… Mais je leur dis très sincèrement merci, je ne cracherai pas dans la soupe. Grâce à ces chansons, je suis en effet libre de faire ce que je veux, sans aucune concession. J’écrirai toujours pour d’autres avec plaisir. Vanessa Paradis comme Matthieu sont vraiment charmants… et respectueux. Je me sens privilégié pour cela.
Je vous trouve souvent assis entre deux chaises – sans doute à votre insu – chanson française / variétés plus grand public. Vous faites peu de télévisions, j’imagine ?
M.K. : En effet, on ne m’invite pas à la télévision. J’ai participé une fois à un journal avec grande audience. Je crois que cela s’est mal passé… Je ne suis certainement pas assez « diplomate ». (sourire)
Assis entre Bashung que vous avez connu et Manset ?
M.K. : Oui, c’est ce que l’on raconte dans la presse… Bashung a été un ami, nous avions une vraie connexion ensemble. Manset est quelqu’un de plus complexe. Mais oui, la définition est plutôt bonne. Je suis le « Bashung du caniveau » pour reprendre une phrase d’un journaliste (rires). Bashung prétendait l’inverse… On se trouvait sur des chemins parallèles et de temps à autre, nous nous croisions. Idem pour Bertrand Belin (qui a écrit un texte pour ce nouvel album de Marcel Kanche – NDLR).
Comme Manset, j’ai l’impression que vous déléguez peu : vous écrivez pratiquement tous les textes, vous faites les mixages, les orchestrations… et même la pochette de votre disque. Vous faites peu confiance aux autres ?
M.K. : La délégation (il rit) ! Dans les années quatre-vingt, j’avais écrit une chanson : « Je serai clément en tant que dictateur » (avec le groupe de musique expérimentale Un département – NDLR). Mais en fait, j’aime bien déléguer… (il réfléchit) Bon, c’est vrai que je cherche très longtemps la bonne compétence. Je sais où je veux aller. Parfois, c’est une question de gain de temps. Mais une fois que je délègue, c’est carte blanche ! Pour ce nouvel album, j’ai laissé jouer les musiciens comme ils l’entendaient. Et je suis très satisfait du résultat.
«Dans le jazz, il y a des chapelles fermées qui ne m’intéressent pas.»
Et puis curieusement, vous êtes assis entre la chanson française et le jazz… Vous êtes publié par Cristal, un label de jazz, vous jouez avec des musiciens de jazz, comme Bruno Tocanne (sur l’album précédent) … Mais vous ne faites pas du jazz.
M.K. : Dans le jazz, il y a des chapelles fermées qui ne m’intéressent pas. Ce qui ne m’empêche pas en effet de travailler avec des musiciens de jazz. Comme mon bassiste, l’excellent Jules Bikoko. Je ne comprends pas pourquoi il aime faire de la musique avec moi. Je connais peu le jazz, j’ai peu d’expérience. J’ai rencontré Don Cherry quand j’étais jeune, j’ai été un grand fan de Carla Bley… J’écoute beaucoup de disques du label ECM où on a affaire à des musiciens qui transgressent les frontières du jazz traditionnel. Pour se diriger vers le rock… Je trouve tout cela beaucoup plus intéressant. Techniquement, les musiciens de jazz sont généralement très forts ! J’aime beaucoup les batteurs. Bref, je m’intéresse au jazz quand il s’ouvre à d’autres genres musicaux.
En ce qui vous concerne, quels sont vos goûts musicaux ?
M.K. : Je me suis intéressé très tôt à la musique, en écoutant la radio. J’écoutais beaucoup les chanteurs : Ferré, Reggiani, … J’aimais le fond, les textes. Plus tard, je me suis intéressé à des groupes comme Suicide, à la musique contemporaine. Je suis ouvert à tout. Je trouve qu’il y a des choses intéressantes dans tous les styles de musique.
Venons-en, à ce « Nid », le titre de votre dernier album… Ce « Nid », c’est celui que vous avez patiemment construit pour vivre en paix ?
M.K. : Ce « Nid », c’est celui que j’habite. (silence) J’ai mis quatre ou cinq ans pour le faire. C’est très long en ce qui me concerne ! Je travaille habituellement beaucoup plus vite, je suis plutôt impulsif. Cet album est né à la suite du décès de mon chien avec lequel j’ai vécu dix-sept ans. J’avais du mal à m’en remettre, j’ai écrit une chanson (« Je te suivrai » – NDLR) sans trop savoir quelle serait la suite. Puis il y a eu le confinement, cet endroit privilégié et exceptionnel où j’habite, éloigné de tout, avec la nature qui revivait… J’ai patiemment écrit les chansons de ce disque, une à une. J’ai joué les parties instrumentales, à l’exception des parties de batterie que j’ai confiées à Fabrice Favriou, qui habite à dix kilomètres de chez moi. On s’échangeait les fichiers, il a obtenu totale liberté. Nous avons pris le temps. Une sorte de contemplation…
Comme vous le dites, vous aimez prendre la truelle…
M.K. : Un peu moins maintenant, j’ai des courbatures, je vais bientôt avoir soixante-dix ans (rires). Dans ma vie, j’ai toujours préféré travailler, retaper des maisons, plutôt qu’être un intermittent du spectacle au chômage. J’aime le jardinage, les promenades…
Auriez-vous pu devenir Vernon Subutex, ce personnage créé par Virginie Despentes et dont vous reprenez un texte ?
M.K. : Ce texte me touche, car je suis sensible par rapport aux gens qu’on exclut. Mais dans le monde de Subutex, il y a les drogues, l’alcool. Et ça, je ne peux pas. Je suis quelqu’un de très sain : je ne bois pas, je ne suis pas du tout « destroy ».
«Je ne suis qu’un animal. Un végétal peut-être, rien de plus…»
Pourtant, je vous cite dans le texte de la première chanson de l’album : « J’aurais pu mourir à Woodstock, dans les bras d’une héroïne (…) ». C’est pour le moins explicite…
M.K. : (rires) Oui, je vous l’accorde. Mais en fait, j’étais trop jeune à l’époque de Woodstock. J’ai toujours regretté de ne pas avoir pu vivre cette époque. La boue… (rires)
La boue et l’héroïne…
M.K. : Tous ces excès ne m’intéressent pas. J’ai vu beaucoup de gens tomber. Je n’ai jamais eu besoin d’artifices. Très jeune, je me suis rendu compte que marcher dans la forêt ou dans la montagne procurait autant de sensations, que cela permettait d’arriver à un état élevé sans prendre la moindre substance.
Un peu comme tous ces musiciens norvégiens que l’on retrouve sur le label ECM ?
M.K. : Oui, c’est vrai. J’aime écouter tous ces musiciens du Nord dans le jazz ou ailleurs. Leur musique dégage une puissance, en relation avec la nature. Dans les villes, on ne se relie plus aux animaux et à la nature, alors que c’est pourtant là que ça se passe. Je ne suis qu’un animal… Un végétal, peut-être. Rien de plus. Être connecté à la nature, c’est apaisant, ça constitue une force. Je me sens privilégié pour cela… Mais je suis en colère aussi, par rapport à la destruction des milieux naturels, même si je n’en subis pas encore directement les conséquences…
«C’est le grand questionnement de la vie : la musique, l’art… Pour quoi faire ?»
Ayant entendu une bonne partie sans doute de votre production discographique, je trouve que ce « Nid » résume assez bien le « style Kanche » : des ballades lentes, plutôt sombres, mais surtout très poétiques…
M.K. : Je suis bien d’accord. Cet album se trouve en phase avec ce que je pense. Il est sincère, il n’y a pas de mensonge. Je l’assume, non pas en tant qu’auditeur mais bien comme étant une extension de moi.
Vous faites référence au romancier et poète Olivier Cadiot – auteur du livre « Un nid pour quoi faire ? » Avez-vous trouvé la réponse ?
M.K. : J’aime bien ce qu’il fait. Non, il n’y a pas de réponse. C’est le grand questionnement de la vie… La musique, l’art… Pour quoi faire ? Aujourd’hui, la musique s’écoute en streaming. Je suis complètement largué ! Un CD, pour quoi faire ? Moi j’achète toujours des disques, des vinyles… Quand je veux contempler une peinture, je ne la regarde pas sur l’écran d’un ordinateur. J’aime ouvrir une malle et ressortir les photos argentiques que j’ai prises, regarder ainsi mes enfants grandir… J’aime les livres, le papier, la matière.
Comptez-vous emmener ce « Nid » sur la route ? Est-ce prévu ?
M.K. : J’ai un ami à Bruxelles qui m’y invite. J’aime bien Bruxelles, c’est une ville cosmopolite avec des gens intéressants. Si j’étais encore jeune et attiré par une vie de citadin, c’est sans aucun doute celle-là que je choisirais. Les concerts, ça se fera peut-être, pas avant le mois de septembre. J’ai quelques offres. Les concerts me posent question, car c’est beaucoup de boulot pour peu de temps à passer sur la scène… J’en fais peu, je ne les cherche pas nécessairement, j’attends qu’on m’invite. Il y a quelques années, j’étais venu à Stavelot avec Jean-François Pauvros. Un excellent guitariste de free-jazz qui a joué avec des gens comme Arto Lindsay. Je le laissais improviser, c’était parfois limite (rires) !
Marcel Kanche
Un nid
Cristal / L’autre distribution